Alain MONTADON, Institut Universitaire de France L’hospitalité
aux risques de la tradition et de la modernité chez I.
Kadaré et quelques écrivains français le COLLOQUE
INTERNATIONAL dans le cadre du 40-ème anniversaire de l’Institut
d’Études Balkaniques «Traditionnel», Identité, Modernité
dans les cultures du Sud-Est Européen: La littérature, les arts
et la vie intellectuelle au XX siècle. Les 1 et 2 octobre 2004, Sofia. Le thème omniprésent de
l'hospitalité dans l'œuvre kadaréenne, renvoie à un
substrat archaïque qui fait de l'Albanais des montagnes, à travers
le fameux kanun et divers dictons ("la maison de l'Albanais est celle de
Dieu et de l'hôte" (Avril
brisé), un être hospitalier par excellence. Ce thème de
l’hospitalité renvoie incontestablement à l’identité
albanaise dans son origine. Toute l’ambiguïté de ce fondement est
mis en scène à travers la nostalgie d’un univers immuable
perpétué par une tradition immémoriale et le
caractère suranné, conservateur, conformiste d’un rite
traditionaliste dont les fondements ne sont plus en harmonie avec la culture et
les valeurs contemporains. Avril brisé est le roman paradigmatique de la rencontre entre Albanais des montagnes du Nord et Albanais
de la capitale. Entre des citadins d’un monde
(relativement) moderne et des habitants du plateau vivant dans un monde
qui échappe à l’administration de Tirana et qui continue de vivre
suivant la loi du Kanun. Le kanun est un coutumier dont la transcription ne
date que du début du XXe
siècle. On peut dire que face à la menace de perte
d’identité que constituait la longue occupation ottomane, les Albanais -
surtout ceux du Nord, qui résistaient farouchement à
l’assimilation – n’eurent sans doute d’autre alternative que de construire un
pays mythique. Dans Qui a ramené
Doruntine?: Ismail Kadaré
formule à sa manière cette perspective : “Ils
[les amis de Constantin] répondaient que dans ce monde-là, les
institutions en vigueur seraient remplacées par d’autres, invisibles,
immatérielles, qui n’auraient cependant rien de chimérique ni
d’idyllique, plutôt sombres et tragiques, et qui auraient donc tout
autant de poids, sinon plus, que les premières” (Qui a ramené Doruntine?, Le Livre de Poche, 1991, p. 135).[1] La composition du Kanun
coïncida avec la défaite militaire des seigneurs albanais
(Gjergj Kastrioti (Georges Castriote) dit Scanderbeg (mort en 1468) et de
Lekë Dukagjinit). Ce dernier est supposé être le
créateur de ce code oral, qui n’est pas le seul en Albanie, mais qui
reste le plus célèbre.[2] Le kanun est un
ensemble d’articles qui règle avec une minutie déconcertante le
code de l’honneur et le rituel de l’hospitalité. Au centre du Kanun, la bessa, la parole qui engage l'honneur,
et l'hospitalité, inviolable, sacrée. Qui reçoit un hôte engage son nom, son renom et
celui de sa famille. Le système du sang donné et du sang repris
semble être une mécanique d’une précision fatale, absurde
et grandiose. “ Le Kanun calcule froidement. ”[3] “ Le Kanun pensait à tout ”[4]. Il détermine tous les gestes et toutes les
actions, le fait de s’annoncer dans la cour de la maison, la position du visage
de l’hôte tué à la limite du village, l’interdiction de
murmurer ou de se parler de bouche à oreille dans la pièce des
hôtes, celui de soulever le couvercle de la marmite, etc. “ Le Kanun
est total, il n’a oublié de traiter aucune sphère de la vie
économique et morale ”[5] La fascination pour le système rigide du Kanun
n’exclut pas — bien au contraire — les incertitudes. Ainsi Ali Binak, l’un des
nombreux exégètes du Kanun, voyage-t-il sans cesse à
travers le pays pour interpréter le Kanun et régler les conflits.
Il s’agit en fait de savoir comment appliquer la loi dans des cas particuliers,
souvent délicats, difficiles, imprévus. Mais justement cette
indécision quant à l’action qui doit être entreprise est
encadrée par la loi générale. Certes “ Tout cela
était vague et ambigu, comme beaucoup de choses dans le Kanun ”[6]. D’autre part, il est
également patent que les règles du Kanun, dans la pratique,
viennent à être transgressées, en dépit des
châtiments sévères encourus. Les violations aux
règles de l’hospitalité sont ainsi sévèrement
réprimées et affichées : la ou les maisons sont
brûlées, les pierres d’angle arrachées, etc. Mais un tel
système de par son caractère souverain apporte avec lui
l’idée d’un ordre absolu. Avril brisé est une mise en intrigue romanesque remarquable de ce
coutumier clanique albanais. L’écrivain Bessian Volpsi et de sa jeune
épouse Diane entreprennent un voyage de noces dans le nord du pays,
quittant les milieux mi-mondains mi-artistiques de Tirana qu’ils
fréquentent habituellement pour ce voyage exotique vers un univers
d’épopée et légendes.
“Ses amis l’enviaient en lui disant: tu vas t’évader de l’univers
de la réalité pour gagner celui des légendes, l’univers de
l’épopée proprement dite, que l’on trouve encore rarement vivante
dans notre monde. Puis venait l’évocation des fées et des
oréades, des rhapsodes, des derniers hymnes homériques au monde,
et du Kanun, terrible mais si
majestueux”[7]. Une telle entreprise, si elle paraît piquante et
peu ordinaire, semble poursuivre un but non avoué de la part de
l’écrivain Bessian. Sans doute veut-il vérifier la
réalité des mœurs du pays dont il n’a qu’une connaissance
livresque avec ses propres écrits. Voyage d’un écrivain aux sources
de sa vérité, désirant confronter sa nostalgie
d’ethnographe avec la réalité profonde de la vie sur le Rrafsh.
“ Diana avait pensé que, si son mari avait décidé
d’entreprendre cet étrange périple, ce n’était pas
tellement pour lui montrer les curiosités du Nord que pour
vérifier quelque chose au-dedans de lui-même ”[8] Ces personnages évoluent dans un milieu qui leur
semble suranné, terriblement ancien ce qui les fascine d’autant. La position de
Kadaré est complexe et nuancée. Il donne la parole à ceux
qui critique un tel système qui peut sembler absurde (la vendetta fait
vivre en effet les hommes enfermés dans des tours de claustration
pendant de longues années). “ La
vendettologie ”, article écrit par un proche de Bessian
Volpsi, si ce n’est lui-même, évoque des transactions commerciales
morbides (“ Tu parles de ces choses-là comme s’il s’agissait
d’opérations bancaires ”), d’industrie du sang, de sang
marchandise, de mécanisme de la vendetta, de dégradation de
l’hôte qui d’élément grandiose et sublime de la vie
albanaise est dénaturé, devenant une vulgaire “ entreprise
capitaliste fondée sur le profit ”[9]. Kadaré y voit bien “ une véritable
constitution de la mort ”, mais une constitution monumentale dont les
Albanais doivent être fier, car “ ce n’est pas seulement une
constitution, mais un mythe colossal ”.[10] Pour ce qui concerne
l’hospitalité plus particulièrement, on voit combien son code est
transcendant. “ La maison de l’Albanais est la demeure de Dieu et de
l’hôte. Avant d’être la maison de son maître, elle est celle
de l’hôte. L’hôte est la catégorie éthique
suprême, qui prime les liens du sang. ” L’aspect terrible, absurde,
fatal, est celui d’un “ tragique merveilleux ”[11]. Le lecteur est
amené à suspendre les limites entre mythe et
réalité grâce au climat d’une rude poésie qui baigne le paysage sauvage du Rrafsh[12]. En haussant le coutumier clanique à la hauteur
de la tragédie grecque, Kadaré assure à l’Albanie une
identité culturelle profonde. Gjorg le meurtrier devient un Hamlet des
montagnes. Bessian lui-même évoque l’Olympe: “ Les dieux des
Grecs anciens n'apparaissaient-ils pas brusquement, de la manière la
plus imprévisible? C'est ainsi que l'hôte se présente
à la porte des Albanais. Comme toutes les divinités, il
recèle une énigme et il vient directement du royaume du destin ou
de la fatalité ”[13]. Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare (non
seulement Hamlet, mais bien entendu Macbeth) sont évoqués pour
fortifier la constitution d’une telle image. Tout habitant des plateaux peut
être un hôte, c’est-à-dire un demi-dieu, ce que
Kadaré explique précisément : “L’hôte est vraiment un demi-dieu […] et le fait que n’importe qui
peut devenir subitement un hôte n’estompe pas, mais au contraire accentue
son caractère divin. Le fait que cette divinité s’acquiert
subitement en une soirée, avec seulement quelques coups frappés
à une porte, la rend encore plus authentique. Dès le moment
où le voyageur le plus humble, avec sa besace à l’épaule,
frappe à ta porte et se remet à toi comme ton hôte, il se
mue à l’instant même en un être hors du commun, en un
souverain inviolable, législateur, flambeau du monde. Et cette
soudaineté de la transformation participe précisément de
la nature de la divinité. […] De quelques coups frappés à
une porte peut dépendre la survie ou l’extinction de
générations entières. Voilà ce qu’est l’hôte
pour les Albanais des montagnes.”[14] L’œuvre de Kadaré est bien empreinte de nostalgie pour une
hospitalité mythique dont il trouve les fondements dans la Grèce
la plus archaïque et dont l’Albanie conserverait encore dans ses
traditions orales des traces signifiantes. Montrer que la culture albanaise
enfonce ses racines dans l’antiquité grecque la plus reculée,
qu’elle est entretient un lien étroit avec Homère, Eschyle et les
tragiques hellènes, c’est assurément fonder et valoriser une
identité culturelle nationale. Kadaré s’est ainsi
ingénié à démontrer que si la guerre de Troie a eu
lieu, c’est d’abord en raison d’un manquement grave aux lois de l’hospitalité.
Le ravisseur d’Hélène a violé la table de son hôte: “L’originalité
du rapt d’Hélène, ce qui le fit véritablement tourner au
scandale, ce n’est pas tant que l’amant l’ait volée à son
époux, mais qu’il y ait eu “violation du devoir d’amis” et “profanation
de la table”, idée réaffirmée on ne peut plus clairement
dans le texte que nous venons de citer [l’Orestie]”.[15] C’est affirmer, par cette
identification, que les Albanais du Nord sont les dignes rejetons de l’Iliade et de l’Orestie, qu’ils participent de la grandeur épique des héros grecs et qu’ils ne sont pas de
frustres paysans et bergers. Cette hospitalité absolue, extrême,
excessive à nos yeux, oblige le père du fils assassiné
à être l’hôte de son meurtrier. Nul doute que le
poète ne soit sensible à
la grandeur poétique de telles attitudes : “En aucune région
du monde on n’a chanté l’hospitalité - et plus encore le fatal
manquement à sa loi - en des ballades plus admirables et plus
émouvantes”[16]. Au-delà des diverses significations politiques que
le regard nostalgique de l’ethnologue peut prendre – soit euphorie
nationaliste, glorification des traditions, l'exaltation de la bessa, du culte de l'honneur ou au
contraire sous le régime de Hoxa un symbole de liberté et de
progrès, Kadaré voyant dans le cœur du code coutumier
albanais des principes proclamés “plusieurs siècles avant la
Déclaration des droits de l'homme ” (sans doute est-ce là
une déclaration polémique envers le régime, mais ceci ne
manque cependant pas d’étonner !) du “ respect de la
dignité de l'homme, de son honneur, de sa maison et de sa vie ”[17], la volonté du poète est bien, avec une
fierté non dissimulée, de hisser le coutumier des montagnards au
rang du mythe. “Les rites de
l’hospitalité ainsi que la pratique de la vendetta sont connus chez
d’autres peuples, mais chez ceux des Balkans, et chez les Albanais en
particulier, ces rites ont été codifiés et raffinés
avec une subtilité extrême”[18]. On pourrait conclure avec Bertrand Westphal[19] qu’il faut bien voir “ en Kadaré non
seulement un Prométhée porte feu, mais aussi un conservateur et
un promoteur de l'identité nationale albanaise, icône à
restaurer ” Le respect ou non de l’hospitalité est dans
l’espace méditerranéen en particulier (mais pas seulement) une
question d’honneur. Ce que Julian Pitt-Rivers dans son Anthropologie de l'honneur (Hachette, 1997) a fort bien
montré. Mais cela est compréhensible, car ne pas accueillir
l’étranger, c’est enfreindre un devoir sacré et du même
coup “ perdre la face ” devant les autres membres de la communauté.
On comprend que l’on se dispute l’honneur d’avoir l’étranger chez soi et
qu’en Albanie on allait jusqu’à brûler la maison de celui qui n’a
pas honoré de son hospitalité l’étranger. Kadaré
s’est inspiré de manière très détaillées de
ces traditions ancestrales dans son roman Avril
brisé. Le regard du citadin
moderne sert moins à condamner qu’à faire ressortir la sauvage
poésie et la grandeur tragique d’un mode de vie dont les règles
strictes et absolues sont regardées avec nostalgie. On comprend la nostalgie de par les
déséquilibres structurels qui constituent l’hospitalité,
en tant que système instable, jamais comblé, d’un
système harmonieux, strict, réglementé. Sans doute cela
explique-t-il la fascination “ ethnographique ”, c’est-à-dire
la fascination exercée par des sociétés archaïques
ayant apparemment des structures sociales très strictes et rigides,
garantes d’un fonctionnement prévisible
des interactions. J’insiste sur cette prévisibilité qui s’oppose
à l’angoisse de l’inconnu, de l’aventure, du risque et qui garantit et
balise l’ouverture à l’autre. Le conflit entre les valeurs des sociétés
qui revendiquent hautement des traditions ancestrales d’hospitalité et
celles de la société moderne qui n’acceptent pas les
tragédies de l’honneur et les vengeances sanguinaires est un
thème de réflexion pour plusieurs écrivains. On pourrait
évoquer ainsi Mateo Falcone, le
récit de Mérimée, qui reprend le thème de la
trahison muette, bien présente dans le folklore européen (et que
Maupassant comme Alphonse Daudet ont également reprise, l’un dans les “ Deux
amis ” et l’autre dans “ L’Enfant espion ” (Contes du Lundi). Il est particulièrement intéressant
de voir comment Mérimée s’intéresse en ethnologue aux mœurs corses (le journal
Le Globe publie du 25 mai 1826 au 6
mars 1827 six articles sur l’honneur et l’hospitalité corse, sur les
voltigeurs, les bandits etc.). On a là un excellent exemple d’une
rêverie ethnographique autour
d’une société archaïque dont l’écrivain fait
ressortir les lois strictes et implacables et dont leur transgression prend une
hauteur tragique, peu compréhensible aux esprits contemporains qui ne
peuvent qu’en admirer la grandeur et le caractère inhumain. L’enfant qui
a trahi le tabou de l’hospitalité est tué par son père. Il ne fait pas de doute qu’un tel
exemple témoigne combien le repli identitaire sur une conception
ancestrale peut apparaître dans sa dimension tragique comme une
espèce de conservatisme aveugle et intolérant, mais aussi en
romantique être fasciné par l’aspect poétique absolu,
sauvage et sublime que revêt une telle tragédie. Comme désir d’origine et nostalgie, nombreux sont
les discours qui depuis l’Odyssée comme depuis la Bible, écrivent
cette nostalgie comme partie prenante de l’hospitalité et du
désir d’hospitalité . Le fait que cette nostalgie existe
déjà dès le départ est bien évident dans l’Odyssée où nous voyons
comme le “ nostos ” pose l’hospitalité sous l’angle de la
nostalgie. Le voyage d’Ulysse est sans cesse mû par la nostalgie d’une
hospitalité fondamentale dont il fait l’épreuve à chaque rencontre
et ces rencontres témoignent des échecs successifs de ces
scènes hospitalières, échec en ce qu’aucune n’offre de modèle idéal. Le
modèle qui fonde la nostalgie de l’hospitalité est bien entendu
Ithaque, but et terme du voyage, le lieu qui alimente le mal du pays, la
nostalgie[20]. Dans sa nouvelle intitulée L’hôte, Camus a montré un personnage qui est chez lui,
en dépit de l’éloignement, de la solitude qui contraignent
l’instituteur de campagne à mener une vie rude de moine dans ce
“ pays cruel à vivre ”. En dépit de la situation
inhospitalière de ce “ pays perdu ”, dans ce paysage de
désert, de désolation, illuminé d’une
“ lumière sale ”, Daru s’identifie à ce
territoire : “ il y était né. Partout ailleurs il se
sentait exilé ”. Il est “ seigneur ” chez lui. L’arrivée
de “ l’étranger ” va mettre en question ces certitudes et ces
assises par les silences, les non-dits révélateurs d’une
ambiguïté fondamentale que représente dès le
début cette carte de France avec ses quatre fleuves suspendue au tableau
de la salle de classe vide et glacée, rappel d’une culture
colonisatrice, pièce rapportée dans un environnement qui, en
dépit de l’aide apportée aux élèves et habitants
(avec le blé venu de France), va s’avérer hostile. Au prisonnier qui est son
hôte et que lui amène Balducci, le vieux gendarme corse, il
s’adresse à pied d’égalité. Il l’invite à prendre
le thé et, après une hésitation, en ressert une seconde
fois à l’Arabe. Il l’invite cordialement à manger et à
dormir. Son hospitalité est cependant hésitante, entre le souci
de se préserver et une confiance spontanée envers son hôte
indésirable. Le “ jeu ” avec le pistolet en est
l’illustration, qu’il veut avoir près de lui, qu’il oublie, reprend,
repose. L’Arabe ne parlant pas
français, le dialogue entre le gendarme et l’instituteur permet
d’éclaircir vaguement les raisons de son emprisonnement : “ Il a
tué son cousin. — Il est contre nous ? — Je ne crois pas. Mais on ne
peut jamais savoir. ” C’est ce silence, ce
non-savoir, les sentiments inconnus de l’Arabe qui impatientent Daru, parce
qu’ils ne font que prolonger son lot de solitude et de silence. S’il partage le
repas qu’il prépare au prisonnier, il dira seulement qu’il le fait parce
qu’il a faim. Les réponses à ses questions au sujet du meurtre ne
font qu’irriter en lui sa révolte contre un acte absurde. L’hôte
arabe désire cependant que l’instituteur l’accompagne, sans doute parce
qu’il a vu dans l’échange de regards, dans son attitude et ses
questions, un certain partage, partage que revendique hautement l’auteur,
à travers ses personnages : “ Dans ce désert, personne,
ni lui ni son hôte n’étaient rien. Et pourtant, hors de ce
désert, ni l’un ni l’autre, Daru le savait, n’auraient pu vivre
vraiment ”. La nuit passée
ensemble est une épreuve de fraternité et de doute. Les dangers
du sommeil en présence d’un hôte à l’air inquiet et rebelle
d’un côté, terriblement invisible de l’autre, font que la nuit est
un moment de vérité, mêlé d’inquiétude ou de
terreur, c’est selon. Passer la nuit sous un même toit crée
inévitablement des liens, que ceux-ci soient positifs ou
négatifs. “ Dans la
chambre où, depuis un an, il dormait seul, cette présence le
gênait. Mais elle le gênait aussi parce qu’elle lui imposait une
sorte de fraternité qu’il refusait dans les circonstances
présentes et qu’il connaissait bien : les hommes qui partagent les
mêmes chambres, soldats ou prisonniers, contractaient un lien
étrange comme si, leurs armures quittées avec les
vêtements, ils se rejoignaient chaque soir, par-dessus les
différences, dans la même communauté du songe et de la
fatigue. Mais Daru se secouait, il n’aimait pas ces bêtises, il fallait
dormir. ” La nuit se passe à
épier l’autre, à l’écouter, dormir ou se lever pour
satisfaire un besoin naturel avant de se rendormir. Pourtant l’Arabe, à
l’expression absente et distraite, ne choisira pas la liberté, il ne
prendra pas la piste vers le plateau et l’hospitalité nomade, il
choisira (mais est-ce un choix ?) d’aller se constituer prisonnier. Et
c’est sans doute là que réside la trahison qui doit être
vengée, comme l’indique la phrase écrite au tableau – entre les
méandres des fleuves de la carte de France – “ Tu as livré
notre frère. Tu paieras ”. Peut-être n’y a-t-il
pas aussi que les terres, habitées seulement par des pierres, qui soient
ingrates ? C’est ce que semble pour une part suggérer Camus.
Peut-être l’humanité de l’hôte (qui ne faillit pas à
la tradition en confiant à l’Arabe nourriture et argent) a-t-elle
même son poids de traîtrise en engageant le meurtrier à se
livrer ? Plus profondément encore, la trahison réside dans
l’être même de l’instituteur qui est – comme l’est Balducci – un
représentant de l’autorité, une autorité qu’il a
également exercée comme hôte par ses commandements,
autorité que l’Arabe ne conçoit pas de transgresser. Ainsi
comprend-t-on alors l’obéissance soumise, peureuse et aveugle de celui
qui ne choisit pas la liberté, à l’inverse de ses frères
venus pour le venger. Le paradoxe est que la liberté n’était pas
un choix et que l’hospitalité que Daru a dû accorder contre son
gré est devenue elle-même la cause de son rejet et de son
exclusion. Ainsi Daru se découvre-t-il lui-même un hôte, un
hôte indésirable dans ce qu’il pensait être son propre pays,
parce qu’il y était né, parce qu’il y avait vécu et parce
qu’il l’avait aimé. Le paradoxe est qu’un Français offre
l’hospitalité à un Arabe qui revendique une vieille tradition
d’hospitalité et que cette hospitalité se retourne contre
l’hôte dans un mouvement de perversion dans lequel l’hospitalité
devient trahison. Sans doute s’agit-il encore d’un malentendu de
l’hospitalité qui hante Albert Camus, mais j’y vois
également en arrière-plan
une réflexion sur la tradition et ses ambiguïtés. L’hospitalité est
un rite ancestral, (donc) sacré. Elle est à l’origine de la
tradition, mais si elle est un devoir absolu, c’est aussi de par son
fonctionnement le plus dangereux des pièges. Elle est un risque, une
aventure dans la rencontre de l’Autre, mais elle est aussi en tant que devoir un risque permanent, un
péril institué que les littératures
méditerranéennes ne cessent de mettre en scène. [1] “Ces raisons
étaient liées aux gigantesques ouragans qu’il voyait poindre
à l’horizon, à la situation même de l’Albanie, prise comme
dans un étau entre les deux religions de Rome et de Byzance, entre deux
mondes, l’Occident et l’Orient [...] Bref, l’Albanie devait modifier ses lois,
ses administrations, ses prisons, ses tribunaux et tout le reste, les
façonner de telle sorte qu’elle pût les détacher du monde
extérieur et les abriter au-dedans même des hommes lorsque se
rapprocherait la tourmente. Elle se devait absolument de le faire si elle ne
voulait pas être rayée de la face du monde” (Qui a ramené Doruntine?, Le Livre de Poche, 1991, 137-138). [2] Voir à ce
sujet l’article Albanie de Bertrand Westphal dans Le Livre de l’Hospitalité, Bayard, 2004, p. 219-239. [3] Avril brisé, Le Livre de Poche, 1993, p.
118. [4] Ibid., p. 150. [5] Ibid., p. 76. [6] Ibid., p. 151. [7] Ibid., p. 65 [8] Ibid., p. 66. [9] Ibid., p. 143. [10] Ibid., p. 74-75 (“ le
Kanun n’est pas seulement une constitution […] c’est aussi un mythe
colossal qui a revêtu la forme d’une constitution […] Comme toute chose grandiose, le
Kanun est au-delà du bien et du mal ”) [11] Ibid., p. 70. [12] Bertrand Westphal a
pu remarquer que toute l’œuvre de Kadaré semble
éternellement figée entre deux équinoxes. “ Le soleil
ne brille jamais sur l'épopée ”. [13] Ibid., p. 80. [14] Ibid., p. 80. [15] Eschyle ou le grand perdant, Le Livre de Poche, 1998, p.
130 [16] Ibid., p. 131. [17] Ismaïl
Kadaré, Préface à
Neshat Tozaj, Les Couteaux, Paris,
Denoël, 1991, p. 12-13. [18] Ismaïl
Kadaré, Eschyle ou le grand
perdant, Paris, Le Livre de Poche, p. 131. [19] Article
“ Kadaré ”, in Miroirs
de l’hospitalité, Bayard, 2004 (voir également Ismaïl
Kadaré, Œuvres
Complètes, Fayard, I, 1993, p. 82). [20] L’île
apparaît comme ce qui perdure, image d’une fidélité qui
transcende le temps, Ithaque est aussi le lieu où se joue le
mystère du temps. Si Ithaque est une image, maintes fois
évoquée et convoquée par les poètes et les
écrivains, avec une ferveur ardente et une intime piété,
comme l’horizon d’une vérité de l’être, comme ce qui noue
à la fois l’origine et la fin, Ithaque est aussi un carrefour, carrefour
mortel pour les prétendants sans doute, mais aussi pour Ulysse et pour
Pénélope. Ithaque est à la fois l’idylle retrouvée
et réinventée, le lit de bois d’olivier, le paysage natal comme
le combat tragique, avec les murs tachés par le sang des noceurs, des
usurpateurs. Ithaque est l’île de la vie, avec sa fontaine, le souvenir
des jeux de l’enfance, la tendresse d’une vieille nourrice, la
fidélité du chien Argos; Ithaque est l’île de la mort (et
l’on sait que l’île des morts de Böcklin est toute proche).
Qu’est-ce qu’Ithaque ? le lieu des racines et la patrie, mais d’une patrie
perdue que l’aventurier retrouve après un long voyage, un lieu du
souvenir, lieu de mémoire qui n’est que de n’être pas, car
à peine le rivage abordé se pose le problème de la
reconnaissance, de l’écart entre le rêve longtemps mûri et
du réel, l’écart entre l’imaginaire et l’existence, le visible et
l’invisible. |